Le 8 novembre dernier, le Directeur des Ressources Humaines de notre ministère a suspendu une inspectrice du travail et militante syndicale pour avoir tenu les propos suivants, devant journalistes et caméras, à deux pas du très chic restaurant Le Pré Catelan où se réunissait la fine fleur des DRH : https://www.humanite.fr/videos/paris-ouverture-de-la-chasse-aux-drh-dans-le-xvie-643653
Notre collègue est convoquée dans la foulée le 14 décembre en conseil de discipline, dans le cadre de l’article 30 de la loi portant droit et obligations des fonctionnaires du 13 juillet 1983, pour faute grave.
Il lui serait ainsi reproché d’avoir publiquement critiqué son administration, sa hiérarchie et sa ministre, en se prévalant de son appartenance au corps de l’inspection du travail et d’avoir de ce fait manqué à son devoir de neutralité et de réserve en qualité d’agent public.
La déontologie : une nécessité pour créer de la confiance et fonder les collectifs de travail
Cette affaire rappelle brutalement, pour ceux qui en doutaient, que le statut de la fonction publique existe et que le récent code de déontologie est une réalité. Le nier ainsi que les bases fondamentales du droit administratif que devraient maitriser les agents, c’est exposer ces derniers à des réveils douloureux.
Le décret d’avril 2017 nous rappelle ainsi nos devoirs (probité, impartialité, neutralité, discrétion professionnelle, réserve…), mais aussi nos droits (garantie d’indépendance contre toute influence indue, liberté des suites aux interventions et constats, …).
La déontologie, « art de créer de la confiance chez les citoyens »[1], « science des devoirs »[2], doit constituer un référentiel commun pour les agents, il doit nous réunir autour de valeurs communes.
Décrier ces règles et valeurs communes, les oublier ou les nier, c’est faire courir aux agents des risques inconsidérés, mais, au-delà, c’est compromettre la possibilité pour le corps de l’inspection du travail de se reconnaître comme unitaire, comme rassemblé autour de notre mission. C’est, à l’évidence, affaiblir les collectifs de travail. C’est aussi prendre le risque de priver les usagers d’une inspection du travail sûre de ses droits et fidèle à ses obligations.
Au moment même où les Direcctes s’emploient à déployer poussivement les formations déontologie en régions, ce sera en conseil de discipline et non en réunions d’échanges professionnelles que sera examinée la portée :
- du nouvel article R.8124-19 du code du travail qui dispose que si les agents, en dehors du service, s’expriment librement dans les limites du devoir de réserve, ils « ne peuvent se prévaloir de la qualité d’agents du système d’inspection du travail dans l’expression publique de leurs opinions personnelles »,
- du devoir de neutralité, principe sur lequel désormais les inspecteurs du travail prêtent serment (R.8124-31).
Voilà une bien navrante façon de porter sur les fonts baptismaux ce qui devrait constituer un référentiel professionnel commun et qui donne hélas des arguments à ceux qui le caricaturent en code disciplinaire !
S’agirait-il de brider la liberté d’expression syndicale ? Mais que penser de cette libre expression lorsqu’elle consiste à stigmatiser systématiquement les «patrons » ? Est-ce là le rôle de l’inspection du travail ? Cette stigmatisation, éminemment politique, ne nous paraît pas rendre compte de la diversité et de la complexité des situations professionnelles que nous rencontrons. Exprimée sur la place publique avec l’étiquette « inspection du travail », cette opinion d’UN agent militant risque de nuire dans leur quotidien à TOUS les agents de contrôle qui ne se reconnaissent d’ailleurs pas forcément dans ces propos. Elle porte également préjudice à l’image d’impartialité que nous devons incarner.
Les carences managériales du ministère
Mais ce que révèle cette affaire, ne serait-ce pas aussi que notre ministre se consacre davantage à son rôle de VRP présidentiel qu’à celui de manager de ses services ? Le problème n’est pas nouveau : il y a dans ce ministère une pratique bien ancrée de délaissement des agents, d’inertie et d’irresponsabilité managériale.
Des exemples ? Le récent code de déontologie a-t-il donné lieu dans les services à de véritables échanges entre pairs alors qu’à l’évidence il interroge les représentations voire parfois les pratiques professionnelles ? Des actions collectives d’envergure et motivantes sont-elles mises en place ? Ces actions font-elles l’objet d’échanges entre RUC et Pole T des UD et sont-elles portées comme elles le devraient à tous les niveaux ? L’écart abyssal entre les organisations prescrites et les organisations réelles fait-il l’objet d’un diagnostic sincère ? Est-il donné de véritables perspectives d’évolutions professionnelles à tous les agents, et notamment ceux des secrétariats ? Une véritable évaluation des difficultés rencontrées par nos collègues pour faire évoluer les pratiques patronales notoirement déviantes de certaines branches professionnelles est-elle seulement envisagée ? Enfin, tout est-il fait dans les services déconcentrés pour préserver le pluralisme syndical et « en même temps » faire en sorte qu’aucune de ses expressions ne dérive en ostracisme, agressivité et atteinte aux collectifs de travail ?
Cette affaire s’inscrit dans un contexte de longues années de laisser-faire managérial, qui a été bien plus préjudiciable à l’intérêt du service public et au collectif de l’Inspection du travail que tel ou tel débordement sporadique, même médiatisé !
Lancée à l’automne 2012, la réforme « pour un Ministère fort » portait, aux dires de son initiateur, une triple ambition : renforcer la capacité d’intervention du ministère du Travail et la pertinence de son action au service de nos concitoyens, faire évoluer certains métiers et redonner aux agents la fierté du service rendu. Redonner la fierté du service rendu ? Cette affaire n’y contribue pas.
Le rapport sur les impacts et enjeux de la réforme de l’inspection du travail, présenté à l’INTEFP en 2014 par le cabinet A3C soulignait notamment les «relations difficiles entre agents de contrôle et hiérarchie » et «les fortes attentes, souvent insatisfaites, des agents à l’égard de la DGT». Le rapport rendu par ce même cabinet en novembre 2017 souligne le peu de progrès réalisé et le décalage encore plus flagrant qui s’est installé entre les agents de terrain et les cadres dirigeants du ministère. N’allons pas jusqu’à dire que le temps a suspendu son vol et que rien n’a changé. Mais beaucoup reste à faire.
Pour ces raisons, nous demandons à la Ministre de faire une juste appréciation des faits reprochés à notre collègue, de faire preuve de mesure, de ne pas faire de celle-ci la victime expiatoire d’années de laisser faire et surtout de s’intéresser au fonctionnement interne des services de ministère !
[1] Christian VIGOUROUX
[2] Définition du Littré